Voici à peu près comment je me représente la démence en cette phase moyenne où mon père se trouve en ce moment : c'est comme si l'on vous arrachait au sommeil, on ne sait pas où l'on est, les choses tournent autour de vous, les pays, les êtres, les années. On s'efforce de s'orienter mais l'on n'y parvient pas. Les choses continuent de tourner, morts, vivants, souvenirs, hallucinations semblables à des songes, lambeaux de phrases qui ne vous disent rien - et cet état ne cesse plus du reste de la journée. Arno Geiger part à la rencontre de son père, en essayant de jeter un pont vers cet état de démence dans lequel ce dernier est plongé depuis des années Le récit de ce chemin parcouru ensemble est d'une sobriété et d'une poésie bouleversante. Car le romancier autrichien parvient non seulement à nous parler de l'homme que son père était avant - un très jeune soldat précipité sur le front de l'Est à la toute fin de la guerre, un mari insensible aux envies de changement de sa jeune épouse, un employé de mairie sans fantaisie et un père de famille autoritaire - mais aussi de ce quotidien que toute la famille doit réinventer autour de l'absence. La mémoire s'effrite, les repères se brouillent, et August Geiger est parti en exil. Son fils va essayer de le retrouver, de le comprendre, même si la raison ne peut plus lui servir de guide. Au bout du compte, il réinvente son père, et par la grâce d'une écriture oscillant avec beaucoup de justesse entre gravité et humour, son récit reconstitue au plus près ce lien que la maladie d'Alzheimer et autres démences arrachent aux familles. Le vieux roi en son exil est un de ces livres trop rares qui marquent le lecteur à jamais.