[Edito]
Le murmure du Tibet
Ce trajet sera, dans quelques années, l’un des plus spectaculaires voyages en train au monde. De Chengdu en Chine à Lhassa au Tibet : 1 700 kilomètres à travers un relief somptueux et dangereux. Le train devrait filer entre 160 et 200 kilomètres-heure et mettre le cœur du Tibet à treize heures de la mégapole Chengdu, contre quarante-huit actuellement par la route. Le premier tronçon ouvrira en juin 2018. Voilà pour l’aspect pharaonique et séduisant du projet. Mais ne nous leurrons pas. Le chemin de fer, celui-là comme le précédent (le Pékin-Lhassa), est un tentacule de fer posé sur le Tibet et vient accroître, voire parachever, la mainmise de la Chine sur le toit du monde. Année après année, l’emprise de Pékin s’étend sur le plateau tibétain, par la force mais aussi en raison de la fascination des jeunes pour le mode de consommation à la chinoise.
Derrière ces bouleversements émerge une question délicate. Le dalaï-lama, 82 ans, qui vit retiré à Dharamsala, en Inde, a-t-il réussi ou échoué ? Les cinq points de son «plan de paix» annoncé en 1987 à Washington ne sont pas atteints. La préservation de la culture et de la langue tibétaine dont il faisait une grande cause est mal en point. Qu’ils paraissent archaïques les autocollants «Vive le Tibet libre» que l’on voyait fleurir en Occident au XXe siècle ! D’autres combats sont passés au premier plan de nos esprits et de nos médias : les migrants, le Moyen-Orient… Le bouddhisme, souvent attaché à une image de tolérance, se montre violent et nationaliste (en Birmanie) ou enfante des dérives sectaires. Le dalaï-lama a récemment prononcé la disgrâce d’un maître du bouddhisme tibétain en France.
Alors ? On est tenté de tirer le bilan d’un homme qui, avec Gandhi, Mandela et Luther King aura été l’une des grandes voix que les chocs et les guerres du XXe siècle ont fait naître. Son héritage spirituel demeure, bien sûr. Ses appels à rejeter la violence et les extrêmes, à fuir la haine, la jalousie, les émotions négatives. A rechercher la «voie du milieu» et le désarmement intérieur. A former des hommes au cœur compatissant et à l’esprit éduqué. C’est déjà énorme. Mais quelle marque dans l’Histoire laisseront ses paroles ? Difficile pour nous, Occidentaux, de juger. A une pensée, la nôtre, construite autour d’un axe fondamental – l’action sur le monde –, les bouddhistes opposent un préalable, l’action sur soi. Avant la transformation du monde, ils font passer la transformation intérieure de chacun. Une telle sagesse, forcément, se destine à nourrir le murmure intérieur des consciences, à l’écart du grand spectacle de l’Histoire.
Eric Meyer, rédacteur en chef