Joseph Kabris a eu une vie extraordinaire. Né à Bordeaux vers 1780, engagé sur un baleinier à 15 ans, il s'échappe pour s'installer sur l'une des îles Marquises, Nuku Hiva. Là, dans ce monde inconnu qui lui est inconnu et où sévit le cannibalisme, il devient un guerrier redouté. Tatoué de la tête aux pieds, il fait siennes les pratiques des insulaires, leurs gestes et leurs croyances, il apprend leur langue au point d'en oublier la sienne. Jusqu'à la venue, en 1804, d'un navire russe dont le capitaine l'arrache à sa vie et le conduit en Russie. Kabris, pour vivre, apprend alors à montrer son corps couvert de marques bleues et à raconter sa vie, à lui donner les traits d'une épopée. Il regagne la France où, parcourant les foires, il devient le monde en personne. Il est mort à 42 ans. Jamais il n'aura revu son île ni sa famille. De cet étonnant parcours, il ne suffit pas toutefois de raconter le cheminement. Il faut explorer la construction de cette existence, comprendre comment Kabris s'intègre à des mondes si contradictoires, comment il parvient à mobiliser ce qu'il a appris à être dans une société pour prendre place dans une autre, comment, autrement dit, il s'y prend pour continuer à vivre. En entrant en profondeur dans les moments de rupture et de reconversion qui déterminent sa carrière d'homme extraordinaire, cette enquête fascinante et troublante propose une biographie sociologique qui, à travers celle de Kabris en train de se faire, parle de toutes nos vies. Elle pose cette question cruciale souvent laissée de côté : au fond, comment se fait une vie.