Abu Sadiya faisait peur aux enfants. Les guides touristiques qui parlaient de lui le réduisaient à un nom commun - le boussadia. Vêtu de peaux de chèvres et de haillons, coiffé d’un bonnet conique, ce Noir qui dansait en roulant des yeux fous était le Père Fouettard des rues tunisiennes. Il les a désertées il y a quelques dizaines d’années et Yacine Boularès, qui en avait entendu parler par son père, s’est passionné pour ce personnage d’un folklore chassé des rues par la modernité, l’ordre et la bienséance. Le saxophoniste Yacine Boularès rencontre Vincent Segal en 2014 sur l’enregistrement de l’album Encanto del mar dans lequel le ténor Placido Domingo aborde des répertoires méditerranéens en compagnie de musiciens de jazz. L’entente est immédiate entre le jeune jazzman et son aîné qui a déjà travaillé sur des dizaines de projets dans tous les genres et tous les styles. Yacine Boularès lance alors l’idée d’Abu Sadiya. La rencontre entre le jazz, les rythmes et les modes du stambeli se fera à trois, en compagnie du batteur américain Nasheet Waits. Abu Sadiya est une suite presque narrative, passant par le déracinement, le désespoir, la mort, la transformation, et Yacine Boularès tient à ce que la limite entre improvisation et musique écrite ne soit pas toujours sensible. Yacine Boularès, Vincent Segal et Nasheet Waits s’aventurent entre les rues de Tunis et celles de Manhattan, entre tradition, jazz et musique libre, entre les tragédies de l’Histoire et la résilience contemporaine, entre les vieux secrets et la liberté contemporaine. Ce n’est pas seulement un hommage à cet Africain déporté en esclavage ; c’est sa revanche.Bertrand Dicale